Je sais bien que certains détestent ce mot. Ils préfèrent reader, qu’ils prononcent rideur. Il paraît que c’est plus beau, rideur. C’est vrai que dans rideur, il y a ride, la ride du front des lecteurs sérieux bien concentrés sur leur liseuse rideur.Rideur, c’est masculin, c’est américain, ça fait penser à easy-rider, aux harley davidson, à la conquête des nouveaux espaces du numérique. Liseuse c’est féminin, c’est français, on dirait que ça n’a rien compris au numérique, comme les zéditeurs-et-les-majors-de-la-musique-trop-bêtes.
Cependant… la preuve qu’un mot est bien trouvé, c’est le fait qu’il soit adopté par le plus grand nombre, et non par les spécialistes, les blogueurs, les influenceurs, ceux dont le Klout dépasse 40… Non, la seule véritable preuve c’est que le mot soit utilisé par votre petite cousine, votre dentiste, la dame assise en face de vous dans le métro qui parle à sa copine.
En 2007 /2008 , on trouve le terme liseuse utilisé, rarement, dans quelques blogs (je le propose pour la première fois le 5 avril 2007 dans un commentaire que j’écris ici, en conversation avec Alain Pierrot, Bruno Rives, Hervé Bienvault, Lorenzo Soccavo, Benoît Peeters et quelques autres) avant que je ne le reprenne et le défende sur ce blog. Je viens de retrouver le billet dans lequel Bruno Rives invitait les visiteurs de son blog à proposer des noms pour l’objet, et je souris en lisant la fin :
« Si vous ne souhaitez pas signer, nous respecterons votre choix, mais si votre ou vos termes deviennent des références, vous n’aurez pas l’honneur suprême d’en être reconnu l’auteur, peut-être pour des siècles! A vous de voir. »
Puis le mot commence à faire son apparition de temps en temps dans un article de presse : c’est encore suffisamment exceptionnel pour que chaque fois quelqu’un me le signale (t’as vu, ils ont utilisé « liseuse » dans cet article des Echos, ou du Monde…). Ensuite cela devient systématique, et plus personne n’y fait attention. Des gens emploient le terme devant moi avec le plus grand naturel. Je découvre cette année le mot sur les abribus au moment du salon du livre, sur les publicités d’Amazon.
Lorsque la Fnac avait sorti le Fnacbook (paix à son âme), la communication se faisait en employant le (beau et très masculin mot) « reader ». Après l’accord avec Kobo, il est aujourd’hui tout naturellement question de la « liseuse Kobo ».
Alors voilà que liseuse, le petit mot français, féminin, a fait son chemin. Certains le détestent parce qu’ils lui trouvent une consonnance désuète et un peu ancienne, oubliant que c’est l’objet désigné par ce mot qui saura au fil du temps modifier ce caractère que les autres objets qu’il désigne lui confèrent. Parfois un signifiant change de signifié, ou bien accueille un signifié supplémentaire, c’est assez banal, ça arrive tout le temps. (Pensez à la marque « Apple », par exemple. C’est un peu différent, parce que c’est de l’anglais, et que c’est un nom propre, mais voilà que le mot « pomme » désigne une des sociétés les plus puissantes du moment. Pourtant, pomme, ça ne sonnait pas particulièrement nouvelles technologies… Simplement, dans un contexte en référence aux objets électroniques, en lisant le mot « Apple », on oublie totalement les fruits, la compote, la Normandie, les vergers, le cidre, le calvados, Adam et Ève, Guillaume Tell, Newton…)
Dernière nouvelle, qui surgit hier dans ma timeline : liseuse est paru au journal officiel…
Heureusement que cela ne se produit que maintenant que l’usage s’est déjà répandu… Parce que le fait pour un mot d’être homologué par la commission de terminologie et de néologie ne garantit pas toujours que ce mot passera dans le langage courant. La commission recommande notamment l’usage du sigle AFSI (Accès Sans Fil à l’Internet) à la place de WIFI (Wireless Fidelity), et de » frimousse » pour emoticon ou smiley.
Mais la plus belle reconnaissance, pour un mot, n’est-elle pas de figurer dans le titre d’un livre ?
Grâce à Paul Fournel et aux éditions POL, c’est fait. J’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots avec Paul Fournel au Salon du Livre, lui racontant brièvement l’histoire du terme (et ses alternatives : livre numérique, qui entretenait la confusion terminal / fichier, bouquineur – tu te souviens, Constance ? – et le très viril reader.) Il aime bien le mot liseuse. Moi, j’aime bien son livre. Il y est question de tablettes aussi bien que de liseuses, et assez indifféremment, mais cela n’a aucune importance. Je suis si contente que le mot ait ainsi été comme baptisé par un membre de l’Oulipo…
Oulipo, journal officiel… bon, les garçons, ( et les filles…) il va falloir vous accrocher, maintenant, pour bouter « liseuse » hors de nos champs lexicaux…
Je salue amicalement Alain Pierrot, François Bon, Irène Delse, Hadrien Gardeur, Xavier Cazin,Hubert Guillaud,et tous ceux qui, les premiers, ont utilisé ce terme. Tous contribuent de diverses manières à cette mutation incroyablement passionnante que nous vivons aujourd’hui, et dont les liseuses, ces terminaux modestes, légers, consommant peu d’énergie et dédiés à la seule lecture, demeurent l’un des objets emblématiques.